UNE VIE AU VIETNAM  *

                             DE 1934 A 1979          

             Autobiographie

         1-      Introduction

 

   Ceci n’est pas un roman ou un volume littéraire, encore moins un document historique ou politique.

   Plus simplement, c’est un rassemblement d’idées discontinues, dans le temps et dans l’espace, subitement apparues sous la plume d’un homme qui n’avait jamais écrit ni un essai, ni un roman. Il ressent le désir, poussé par la douleur, la stupidité, l’absurdité rongeant son corps et son âme, de verser tout et… tout ce qui le concerne sur les pages vierges d’un cahier d’écolier, des sentiments amers, des souffrances, des remords, et aussi de beaux souvenirs qui l’ont torturé pendant toute sa vie depuis l’enfance.

   Les personnages dans UNE VIE AU VIET NAM ne joueront aucun rôle. Mais ils constituent un lien très solide avec l’auteur, témoignage des grands moments de joie et de tristesse. C’est pourquoi on trouvera dans ce récit leurs véritables noms. Certains d’entre eux connaissent déjà une tranquillité éternelle, soit sous terre, ou dans une tombe, soit dans la profondeur des océans. D’autres sont encore en vie et doivent continuer à vivre leur destin, à parcourir leur chemin qui parait parfois interminable?

 

   Comme de futures rencontres entre ces personnages, dispersés dans tous les continents, et moi me paraissent difficiles, et afin de sauvegarder quelques petites choses de nous, pour que les générations suivantes puissent connaître et comprendre tout ce qui s’est passé dans la vie de leurs ancêtres, les raisons de leur exode, j’essaie de rassembler dans ces deux volumes toutes ces images qui me sont si chères. C’est la raison d’être d’UNE VIE AU VIET NAM.

 

 

                                                                                   L’auteur

                                                                                                 Docteur Nguyễn Đương Tịnh        

 

                                                                                               

                                                                        

       Dédicaces

 

A  la mémoire de mes parents, mes beaux parents, tout mon respect et mon amour.

A ma femme bien aimée Claudette qui a consacré toute sa vie à nos enfants, nos petits enfants et à moi-même, tout mon amour.

A nos quatre enfants, toute mon affection et ma tendresse :

    Solange Huệ Minh

    Gisèle Huệ Trân

    Patricia “SU”

    Christophe “ĐÔ”

A nos cinq petits enfants, toute ma tendresse et mon adoration:

    Claude

    Eva

    Sabrina

    Gwendal

    Nolwen

A notre belle-fille Ana, ma compréhension et mon affection

A nos gendres, ma complicité et mon affection :

    William

    Michel

    Hubert

 

A mes amis et mes ennemis, ma compassion et le pardon.

 

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A ma chère Jacky, pour sa promptitude, sa gentillesse et  son aide dans la traduction de ce livre

    Ma reconnaissance et mes remerciements.      

  

    Une vie au Vietnam(1934-1979)

 

TOME 1

      Terre Natale, Le Nord du Viet Nam

 2-     A L’Âge De Trois Ans

 

   A partir de quel âge la mémoire de l’homme commence t-elle à exister et à se développer? Je ne sais pas. Certains n’arrivent jamais à se souvenir de quoi que ce soit de leur enfance. Un jour, un vieil homme m’a révélé une chose. De toute sa vie, il n’avait jamais pensé à son passé, mais, une nuit, pendant qu’il se reposait, tout d’un coup toute son enfance réapparut dans son esprit, claire et nette jusqu’aux moindres détails.

   Je considère la mémoire de l’homme comme une série de séquences d’un film qui aurait été sauvegardées précieusement, dans un tiroir, quelque part dans le subconscient. Le cerveau de l’homme est comme le disque dur d’un ordinateur. Tout petit, mais pouvant contenir plusieurs volumes littéraires. Par exemple, si on veut lire un certain document d’une Encyclopédie, on n’a qu’à cliquer du bout du doigt sur la souris et il apparaîtra sur le petit écran avec tous ses détails. Le subconscient de l’homme est comme la mémoire de l’ordinateur. Mais l’impact des chocs de la vie quotidienne d’un homme, les secousses, les soubresauts psychologiques et psychiques, la colère, la peur, jouent exactement le rôle de la souris électronique. Le vieillard que j’ai pris comme exemple, au moment de son repos dans son lit, ignorait qu’il venait de s’écraser, avec tout le poids de son corps, sur la tête de sa souris invisible, c’est pourquoi toute une série d’images de son enfance  réapparurent dans son esprit, son petit écran, sa mémoire.

   D’après moi, si certaines personnes n’ont aucun souvenirs de leur enfance, ce n’est pas parce qu’elles les ont oubliés, mais parce qu’elles ne savent pas se servir de leur souris ou qu’elles ne sont pas prêtes à s’en servir. Parfois les chocs psychologiques sont trop faibles et n’arrivent pas à  réveiller leur souris de son profond sommeil

 

   Quant à moi, je ne sais pas si j’ai cliqué par hasard sur la tête de ma souris invisible. Parce que, depuis le jour où je me suis installé en France, dans une société, une vie… qui me paraissaient  tout à fait étranges au début, le choc a été tellement intense, comme l’effet d’un gros aimant, que la souris, tout d’un coup, s’est redressée comme un ressort. Des images, des choses bien connues de mon enfance réapparurent, flottèrent… tantôt très nettes tantôt floues, comme fanées…

 

   A cette époque, je commençais à marcher à quatre pattes. Un midi. Tout était calme autour de moi. Ma mère s’était allongée sur le dos, sur un chevalet en bois verni, sans même une natte de paille, au bout d’un couloir. Elle se dévoila, sa poitrine montrant un sein tendu et gorgé. J’étais allongé sur son ventre. Il me semble que j’aie bien tété. Mais je ne voulais pas encore  me retirer, mon visage était toujours contre cet oreiller si doux, si chaud. D’une main mignonne je tâtonnais sous son maillot de corps pour toucher, titiller le téton de l’autre sein également bien tendu. Ma mère était moitié somnolente, moitié éveillée, engourdie par la chaleur d’un été caniculaire. Son corps exhalait un  parfum très agréable et rafraîchissant. Mon monde à moi était tout petit. Le chevalet de bois, ma mère, son maillot de corps, ses seins gorgés de lait… Le reste autour de moi était flou comme dans un brouillard.

   Lors de mes premiers pas, ma mère m’avait amené à Hành Thiện notre village natal, dans la chaumière de mon grand-père à l‘occasion de l’enterrement de sa  femme. C’était une maison tout en bois dont le toit était en paille. On avait démonté complètement toute sa façade pour l’occasion. Juste dans la partie centrale, éclairée par la lueur vacillante des bougies, se trouvait le cercueil plongé dans la pénombre. Ma mère m’avait laissé tout seul, là, entre deux marches de la véranda, tantôt à quatre pattes, tantôt sur mes jambes. Ma mère se trouvait parmi de nombreuses personnes mais aucune ne faisait attention à moi. Dehors, dans une cour pavée, une grande bâche avait été dressée, soutenue par de grosses colonnes de bambou. Je me souviens d’avoir entendu des bruits d’un tam-tam et des coups de gong fracassants. Au bout de la véranda, vers sa gauche, se trouvaient des monceaux de terre, de graviers, de tuiles et de briques. Ma grand-mère était décédée au moment où mon grand-père faisait construire une maison en briques à cet endroit.

 

   Des images réapparaissaient dans mon esprit, d’une façon très vague et discontinue et sans aucune relation entre elles. Comme des photos, en noir et blanc, dont le papier aurait jauni par le temps. Comme si je mettais à jour de vieilles photos, oubliées dans le recoin poussiéreux d’une armoire ancienne, couverte de toiles d’araignées.

 

   D’après un dicton de l’époque « on rampe à trois mois, on se met à quatre pattes à sept mois, on fait ses premiers pas à neuf mois ». J’avais, maintenant, douze mois. La maison en briques de mes parents, à  Lạc Quần, malgré sa modestie, était pour moi un château. Mon domaine commençait à s’élargir.

   Je ne savais pas encore que mon père était instituteur. Mon univers se limitait à  ma mère et à cette si grande maison. Ma mère s’occupait de sa petite entreprise, composée seulement de deux vitrines, dans lesquelles se trouvaient accrochés des vêtements pour les petits bébés. J’avais fait mes premiers pas autour de ces meubles, j’étais tombé et retombé tout en jouant à cache-cache avec elle. On entendait des éclats de rire, des babillages, chaque fois que j’étais tombé entre ses genoux. Son entreprise marchait moyennement, son but était surtout d’être une occupation. Plusieurs fois elle m’avait fait essayer des ensembles de matelot, de marque Cocorico, estampés d’un coq bien vaillant, ou des chapeaux de matelot garnis d’un petit pompon rouge au sommet.

   A l’occasion de mes trois ans, un beau matin, ma mère eut un comportement solennel. Elle m’habilla d’un ensemble de matelot d’une blanche éclatante, aux bordures bleues, avec une paire de mi-bas blancs et une paire de sandales. Elle me mouilla les cheveux avec un peu d’eau et me peigna avec une raie à gauche. Puis, elle cueillit une rose d’un rouge écarlate, dans le jardin, pour que je la tienne, et m’amena sur la véranda, juste au milieu de la porte et me dit de rester là, bien droit sérieux. Je suivis ses instructions machinalement sans mot dire car, à ce moment là, j’étais surtout attiré par le photographe.

   Il était là, tout près de moi, dans la cour pavée, absorbé par l’installation de son trépied pour fixer son appareil, un gros matériel, aussi gros que celui d’un coiffeur ambulant. Le contenant était une malle en bois verni. Un objectif en cuivre, muni d’un couvercle, sortait d’un trou sur un côté, il avait l’air encore plus petit que mon poignet. Une fois prêt, il couvrit  le  tout, même  sa  tête, sous une grande étoffe, noire et épaisse, tout en dégageant l’objectif orienté vers moi. Il tâtonna d’une main pour enlever le couvercle de l’objectif et demanda à ma mère de me tirer un peu à droite, de me pousser un peu à gauche…. En obéissant aux instructions du photographe elle n’arrêta pas de me rappeler que je ne devais en aucun cas papilloter des yeux. Finalement il remit le couvercle et sortit sa tête. Il commença à me fixer solennellement tandis que d’une main il toucha légèrement le couvercle. Ma mère était là, toujours à côté de moi, pour me rappeler encore:

 

   --- Ne bouges pas et surtout ne papillotes pas des yeux!

 

   Je serrai ma petite rose dans la main, le corps bien droit, les yeux grands ouverts pour fixer l’objectif. A ce moment là et avec une grande habileté, il enleva très légèrement le couvercle de l’objectif en comptant: une, deux, trois… et puis très vite et avec beaucoup de précision, il le remit bien à sa place. C’était tout! Ce jour là après cette épreuve, j’étais très heureux car je savais que j’aurais le droit de porter, pendant toute la journée, cet ensemble de matelot et cette paire de sandales toute neuve, en criant et courant dans tous les sens.

   Quinze jours après, le photographe revint avec de grands portraits. Ma mère était très contente et me les fit contempler un par un. Sur les photos, les personnages avaient tous un air austère car personne ne riait. Mais sur le mien, le photographe avait coloré ma petite rose d’un rouge écarlate, avec beaucoup de talent. Ma mère a admiré plusieurs fois cette photo et elle s’exclama :

 

   --- Eh! Mais c’est un petit nippon tout craché!

 

   Je ne voulais pas savoir si c’était moi qui étais beau ou si c’était la photo qui était réussie. Pour moi s’il y avait des gâteaux ou des bonbons, j’étais sûr qu’ils étaient les plus beaux.

 

   Tous ces portraits furent encadrés et accrochés aux murs de la salle centrale, accompagnés des tableaux d’honneur de mon père, délivrés par des offices royaux de l’Empereur Bảo Đại et du Gouverneur de l’Indochine, en récompense de son travail pendant de longues années. Malheureusement tous ces souvenirs ont été perdus lors de notre évacuation pendant la guerre d’Indochine (1945) entre le Việt Minh et les forces coloniales françaises. Lors de la préparation pour l’évacuation, mon père avait fait un inventaire des choses et les avait bien rangées dans une grande malle, à côté des bibelots, porcelaines, vaisselles anciennes etc…. Le tout avait été confié à ma tante qui s’occupait du transport fluvial. Mais quand le petit sampan était arrivé à la bourgade Kiên Hành, on avait découvert avec stupeur que tous les meubles, armoires, tables, chaises… ainsi que la grande malle avaient disparu sans laisser aucune trace. Ma mère en avait pleuré.

   Aujourd’hui en me souvenant de ces vieilles photos, je les trouve adorables, comme le témoignage de quelque chose qui fait sourire. Sur chacune d’elles, les personnages se tenaient droit comme des statues. Il fallait que leur tête, mains, pieds… soient visibles. Que l’on voit aussi leurs doigts pour être assuré qu’ils avaient encore leurs mains entières! Tout le monde devait se montrer solennel. Personne ne riait pour ne pas laisser leurs dents découvertes! Parce que « si les lèvres étaient entrouvertes, les dents auraient froid »! Les enfants étaient nés normaux, aucun n’était handicapé ni amputé, alors ils avaient le devoir de prendre bien soin de leur corps pour ne pas être accusé de ‘filiation de mauvaise graine’. Ainsi était la pensée et le comportement moral de nos ancêtres, se montrant toujours vigilants dans  l’éducation  de  leurs enfants.  Cela  explique aussi pourquoi, de mes parents à ma belle sœur,…chacun avait des dents bien brillantes et… noires comme des perles! C’était la mode.

   Je me souviens vaguement d’une soirée. Il faisait noir. Ma mère n’était pas là. J’avais probablement près de trois ans. Je babillais. Mon père avait profité de son absence pour amener à la maison une chanteuse traditionnelle (ả đào). Elle me trouva mignon et demanda à mon père de la laisser me porter dans ses bras, ce qu’elle fit. Mais je me trouvai tout d’un coup dans les bras de quelqu’un dont l’odeur n’était pas celle de ma mère, je me débattis violemment en criant à tue-tête. Elle chercha à me calmer, en vain. Plus elle me berçait, plus je criais. Hors d’elle, elle avait dû finalement accepter de me mettre dans les bras de ma sœur. Malgré tout, je continuai à hurler tout en me tournant pour regarder cette personne, douce et gentille, mais qui avait osé à se comporter comme si c’était ma mère. C’est vrai qu’un dicton dit: «  loin de chez soi, on demande aux âgés, rentré, on interroge les enfants ». Heureusement que, étant encore tout petit, je n’ai pu raconter tout ça à ma mère, sinon, il y aurait sûrement eu, le lendemain, quelques scènes de ménages!

 

   Autrefois dans notre pays, la photographie était considérée comme une sorte de luxe ou de superflu. Mon père avait un appareil, assez gros, logé dans une boîte en bois. Je l’entendis plusieurs fois raconter sa façon de travailler sur ses œuvres dans une chambre noire mais je ne vis jamais une photo sortie de ses propres mains. Celles accrochées aux murs étaient des œuvres de notre photographe, dont la boutique était installée à Quần Phương, un village à une dizaine de  kilomètres de chez nous. Très fréquemment je montais sur une chaise pour contempler les personnages dans chaque cadre. J’avais l’impression qu’il y avait une grande différence entre un personnage dans sa vie et son image. Dans la photo il avait un air bourgeois, mais dans la vie quotidienne, ce n’était pas pareil. Le décor derrière les personnages était un fond peint représentant une grande maison coloniale avec une immense véranda ornée de quelques pots de fleurs. Ma mère était assise au bout d’un canapé en bois verni, les cheveux tressés avec une bande de velours autour de sa tête. Cette bande se terminait comme une queue de poule se dressant très haute. Elle portait une robe en satin fleuri, un pantalon en satin noir et une paire de chaussures en cuir noir verni. Elle se tenait, une main sur l’accoudoir l’autre sur ses genoux. Elle souriait. A l’autre bout du canapé, mon père était assis bien droit, tout fier, d’une manière solennelle, dans la même position que celle de ma mère. Il portait un ruban en lin noir, une robe en voile noir recouvrant une robe blanche, un pantalon blanc bien amidonné et bien repassé, dur comme du carton, et enfin une paire de savates gia-định en cuir noir verni. Au milieu il y avait mon frère aîné, debout, appuyé contre le canapé, comme représentant de la nouvelle génération d’éducation française, avec ses cheveux courts, il avait l’air de flotter dans une chemise trop large, enfoncée dans un pantalon européen muni d’une ceinture en cuir, les pieds dans une paire de sandales. Devant lui était posé par terre un chapeau de brousse de scout. Le canapé était plutôt long, les trois personnages étaient éloignés les uns des autres, et plus je les contemplais, plus le canapé s‘étirait.

   Pendant ses moments de loisir, ma mère se rendait compte que ses proches lui manquaient beaucoup. Elle ouvrait donc un album pour les contempler. A cette occasion  je  cherchais  à me mettre  sur  ses genoux pour les regarder aussi. Chaque fois elle ne manquait pas de faire des louanges sur les photos de sa petite sœur dì Tám (la huitième tante). Je les avais bien regardées et trouvais qu’elle avait raison. Sur les photos, sa soeur était à la mode, portait une longue robe, un pantalon blanc (traditionnellement une fille devrait porter un pantalon noir), une paire de chaussures à talon aiguille ornée de perles, de tout petits anneaux en porcelaines multicolores. On pouvait se demander si les prises de vue avaient été réalisées pendant qu’il pleuvait car sur chaque photo elle portait toujours un parapluie. En contemplant dì Tám dans l’album je me rappelai d’une chanson que mon frère chantait souvent à l’époque:

 

               «  Ma chérie! Viens! Nous allons nous balader au bord du lac.

                   Nous allons prendre chacun une glace de coco.

                   Ne dis pas non car j’ai dix dragons verts* dans ma poche.

                   Viens donc ma chérie, et si tu rêves encore de quelque chose?

                   Des papillons jaunes…sur un pantalon de velours?

                   Ou des mi-bas fins avec une paire de chaussures ornée et un parapluie? »

(*dix piastres=des billets de banque de l’Indochine)

 

   Ma mère parlait souvent de ses regrets concernant  dì Tám. « Ma sœur est si belle et pourtant elle ne veut pas se marier! ». Une fois elle vint nous voir et resta avec ma mère pendant quelques jours. Elle me prenait souvent dans ses bras. Son corps sentait un parfum doux et tiède. Je restais près d’elle presque toute la journée. Plus je la regardais plus je trouvais qu’elle avait les mêmes expressions que celles de ma mère. Toutes les deux avaient la même bouche, le même regard et elles parlaient la langue de Bắc Ninh. Mais ma mère avait l’air un peu plus campagnard. Pour ma tante, je ne regrettais qu’une chose. Une moitié de sa nuque et de son visage était marquée par un angiome plan de couleur lie de vin. (Aujourd’hui, on saurait gommer ces taches chirurgicalement). Mais moi je les trouvais charmantes, surtout sur son visage si beau et si doux. Lorsqu’on a des petites choses inesthétiques sur le visage, on ne se rend pas compte que, une fois effacées, le visage peut parfois perdre son charme, et qu’il est alors trop tard pour revenir en arrière.

   Les filles de Bắc Ninh et de Sơn Tây avaient la réputation d’être les plus belles filles du nord VietNam. A cause d’une petite jalousie entre les communautés, à l’époque, il y avait donc une petite taquinerie visant directement les plus belles et récitée fréquemment entre les filles d’autres communautés:

 

                             « Les filles de Sơn Tây ont leur soutien gorge troué

                               Leur nombril exubérant comme une clémentine et leur jambes tordues »!

 

   Tout le monde aime des filles belles et bien éduquées. Mais attention à leur vivacité d’esprit! Les jours de fête, du Nouvel An ou de festivals sont de belles occasions pour qu’on organise des « hát quan họ » ou « trống quân », (une sorte de chanson populaire où un groupe de garçons et un groupe de jeunes filles se lancent dans une épreuve de connaissance générale, en résolvant une énigme proposée par son adversaire, non pas par des paroles mais par des poèmes symboliques). Mon père connaissait bien ces filles c’est pourquoi il disait souvent que si on se montrait hautain devant elles on risquait de perdre la face. Il nous avait raconté plusieurs fois cette histoire comme exemple:

 

   « Il y avait une fois un bonze et son élève marchant sur un petit sentier traversant une  plaine. Ils  avaient  vu  une  jeune fille campagnarde, avec sa bufflonne en train de paître à côté d’elle. Cette fille, par inadvertance, avait dévoilé une partie de son corps. Alors le bonze, captivé par cette scène inattendue s’était inspiré en un vers, il fredonna.

 

                             « Fille et sa bête sont au milieu du champ

                               Une porte orientée en avant, l’autre en arrière » 

 

   Immédiatement sans attendre, la fille riposta:

 

                             « Maître et son élève marchent sur leur chemin

                               Deux têtes orientées en bas, deux autres vers le ciel »

 

Le bonze pensa que cette fille avait compris le sens figuré de sa proposition et subitement il eut honte, son visage devint tout rouge. Il baissa la tête et continua son chemin ».

 

   Drôle d’histoire! On voit bien que même devant un bonze cette fille n’avait pas eu peur et avait montré qu’elle avait de la répartie !

 

   Il était temps que ma mère me sevra. Mais j’étais terrible, sans les seins de ma mère je me voyais le plus malheureux du monde. Comment les adultes pouvaient-ils comprendre ça? Je ne tétais plus mais ses seins me manquaient comme un nounours. Sans ceux-ci je n’arrivais pas à m’endormir. Plus ça me manquait, plus je cherchais des occasions pour me blottir contre sa poitrine.

   Un soir d’été, la brise se levait. Ma mère prenait l’air sur la véranda juste derrière la porte d’entrée, et, en même temps surveillait sa boutique. J’étais tout près d’elle mais je n’osais pas les réclamer, devinant déjà sa réaction. Tous les après-midi, c’était presque une tradition, monsieur le sous-lieutenant, chef de la garnison française de Lạc Quần, et sa femme, se baladaient le long de la rue pour prendre l’air jusqu’au hameau des maisons flottantes. Leur présence animait souvent les riverains qui sortaient la tête à travers les fenêtres pour les regarder. Voyant de loin le couple européen se dirigeant vers nous, ma mère m’appela:

 

   --- Regardes! Monsieur et madame !

 

   Moi, je m’en fichais complètement mais l’occasion se présentant, je sautai dessus pour presser mon visage contre sa poitrine, mes mains s’occupaient de ses seins tout en balbutiant :

 

   --- Monsieur et madame… Ma tétine!

 

 Avec compréhension, et avec compassion, elle se laissa faire. Je la serrai fort, de toutes mes forces, pour respirer le parfum de son corps comme pour compléter les moments qui me manquaient.

 

   Le temps passait vite. Venait déjà le moment plus sérieux d’étudier mon premier livre d’initiation alphabétique. La table était près de la porte qui s’ouvrait sur la cour pavée. Les rayons solaires de l’après-midi, qui frappaient sur le mur derrière moi, éclairaient toute la pièce. Je me concentrais sur mon cahier d’écriture, ma petite main tremblait légèrement, dans un effort, pour diriger la pointe de ma plume d’encre pourpre, en suivant les lettres tracées au crayon, sur la page d’une blancheur parfaite. Je ne prêtais aucune attention à tout ce qui se passait autour de moi. Une heure durant, deux pages se remplirent de rangées de petits bâtonnets bien droits, verticaux et horizontaux, et bien alignées. Ma concentration, dès ce premier jour, avait beaucoup plu à mon père. Ma mère préparait sur une table, à côté, un grand plateau plein de petits bols de soupe de citrouille aux grains de soja. Une odeur sucrée très appétissante s’élevait dans l’air. Un peu malin, j’inclinais ma tête pour mesurer les niveaux et choisir le bol le plus plein. Ce geste avait fait rire ma mère:

 

   --- Qu’est-ce qu’il est gourmand ce petit malin!

 

   Tout en souriant, je gouttais ce délice à petite dose pour bien savourer. Dehors, les rayons solaires du soir commençaient à se voiler. J’entendais le roucoulement des pigeons qui se disputaient en picorant leurs graines, leurs petites pattes résonnant sur le toit du pigeonnier.

   A l’âge de cinq ans un enfant peut déjà commencer à faire attention à la conversation des adultes. C’était mon cas.

   Un jeune couple, un secrétaire interprète, monsieur Đoan et sa femme, venait de s’installer au village Nghĩa Xá, tout près de chez nous. Leur maison était à côté d’un pont de fer qui passait au dessus d’une rivière. Pour aller les voir, il fallait suivre un sentier parallèle à cette rivière. De temps en temps, mon père me portait sur sa bicyclette, de marque Alcyon, une parmi les meilleures. Il me posait sur le cadre ce qui était très inconfortable et douloureux. Pour me soulager il y fixait un oreiller, avec des ficelles, qu’il ligotait comme un petit matelas. Je ressentais alors le même confort que sur le dos d’un poney. Après une pluie légère de la veille, il pédalait haletant péniblement sur ce sentier boueux tout en évitant des flaques d’eau qui pourraient à tout moment nous renverser. Je me cramponnais au guidon. Tout à coup je criais de douleur, le faisant s’arrêter net. Comme la boue était gluante, la bicyclette se balançait d’un côté à l’autre et l’un de mes pieds, en se balançant, s’était coincé dans la roue avant. En voyant mon pied plein de sang je hurlais  de toutes mes forces. Heureusement, ce n’était qu’une écorchure sur la malléole interne. Mon père avait vite fait un pansement provisoire avec son mouchoir. Rentré à la maison je me jetais dans les bras de ma mère tout en sanglotant.

   Je n’avais jamais vu monsieur Đoan mais sa femme venait très souvent voir mes parents pour jouer aux « chắn, cạ, tổ tôm » , trois sortes de jeux de cartes vietnamiennes, ou bien pour avoir une conversation sur le climat, devant une tasse de thé. Si cette conversation n’abordait que des choses sérieuses, ça ne m’intéressait pas. Mais un jour il me semble qu’on ait raconté une histoire assez drôle et cela avait suscité en moi une certaine curiosité. Mais comme j’étais tout petit, tout ce que j’avais entendu avait été oublié très vite. Maintenant je sais qu’il est là dans mon subconscient.

   Madame Đoan avait une trentaine d’années, elle était très à la mode, portait beaucoup de bijoux, son visage était maquillé. Au dessus de sa pommette à gauche, un peu vers sa tempe, il y avait un morceau de peau rectangulaire, surélevé, gros comme un timbre de poste, avec des angles et des bords bien nets. On aurait dit qu’elle l’avait collée dessus. Pourtant elle ne s’en montrait jamais complexée. Au contraire, sa conversation était toujours marquée par des cris de joie et de rigolade. Ce jour là, juste après qu’elle nous eut dit au revoir, j’entendis les chuchotements de mes parents. Ma mère baissait sa voix:

 

   --- Qu’est-ce qu’elle est méchante, cette femme!

   --- Pire que le lion de Hà Đông.

   --- Comment tu le sais?

   --- Parce que je suis allée chez eux  à l’improviste. Elle était en pleine crise de jalousie, elle ordonnait son mari de se mettre à quatre pattes sous leur lit et elle se mettait dessus. Chaque fois qu’il chercha à se retirer de cette situation il reçut un coup de talon aiguille sur la tête, très précis! Vraiment elle s’est montrée très méchante mais cette scène m’a beaucoup fait rire.

   --- Est-ce qu’ils t’ont vue venir?

   --- Peut-être, mais à travers les vitres, et j’ai fait demi-tour immédiatement.

   --- Quelle lâcheté ce pauvre bonhomme!

   --- Veux-tu faire pareil, comme elle?

   --- Arrêtes! Je ne rigole pas. C’est seulement pour savoir…

 

   Juste après j’entendis mon père rire aux éclats comme pour mettre un terme à cette histoire qui ne le concernait pas.

 

   Mesdemoiselles Băng Tâm et Minh Xuân étaient deux personnes dont les noms revenaient très souvent dans la conversation de mon père, avec enthousiasme. Ma mère n’aimait pas les ragots mais elle était poussée par la curiosité.

   A l’époque, les belles femmes pouvaient facilement entrer en contact avec les dirigeants locaux. Non seulement elles connaissaient très bien les préfets et sous-préfets vietnamiens de la région mais elles pouvaient entrer facilement chez des personnages français aussi, surtout les cadres du plus haut niveau. Chez mademoiselle Băng Tâm, des barbus venaient d’une façon permanente. Un repas entre amis ou une partie de jeux de cartes était toujours un prétexte pour avoir une occasion d’être en contact avec elle, au cas où on aura besoin de leur aide. Ainsi elle avait trois ou quatre  domestiques sous ses ordres de façon permanente.

On ne savait pas qui était son protecteur car malgré sa beauté, elle était connue comme une femme de tête. Pourtant, un des amis de mon père lui avait raconté une anecdote. Après avoir obtenu ses faveurs, il s’était allongé à ses côtés pour contempler ce corps dans toute sa nudité et avait retrouvé immédiatement ses forces et une envie terrible de recommencer encore et encore… son acte charnel!

   Ma mère était captivée par ce récit mais moi aussi, j’avais écouté avec beaucoup d’attention, bouche bée. Nous nous demandions si mon père y était déjà allé une fois pour connaître tous ces détails qui rendaient son récit si captivant.

   Mademoiselle Băng Tâm garda longtemps la ligne grâce à son alimentation. Pendant toute sa vie elle ne consomma que de la viande de porc, salée et caramélisée, accompagnée de feuilles de moutarde acidulées, en confit, et d’un bol de riz parfumé n°8, bouilli dans une marmite en bronze. Elle ne mangea jamais à sa faim. Les domestiques la respectaient et la considéraient comme une grande dame. Pendant une partie de jeux de cartes elle s’installa sur une natte décorée de fleurs multicolores à bordures rouges, une jambe nue jusqu’à mi-cuisse sortait du bord de son canapé. La vieille domestique enleva délicatement son bas et posa son pied dans une cuvette en cuivre pleine d’eau chaude. Elle commença à laver la jambe de sa patronne, du genou jusqu’au pied, de façon méticuleuse, entre les orteils et les ongles. Une fois terminée, la vieille domestique prit une serviette en coton blanc pour sécher cette jambe avant de la saupoudrer d’une couche très fine de talc rose parfumé. L’opération se termina par l’enfilage d’un nouveau bas.

 

   --- Madame, votre jambe est parfaite.

 

   D’un geste assez théâtral, lent et coquin, la patronne changea de position pour sortir l‘autre jambe afin que la vieille domestique termine sa besogne, tout en gardant ses yeux sur les vingt cartes dans  sa main. Avant de repasser ses mains sur l’autre jambe, la vieille domestique dû changer l’eau chaude. Les quatre barbus qui se trouvaient là étaient complètement captivés par la beauté de cette peau blanche, fine et soyeuse au milieu d’une chambre pleine de charme. Quelques uns avaient brûlé tout leur argent dans cette partie de jeux de cartes parce qu’ils n’arrivaient plus à se concentrer. Pourtant ils étaient très heureux, disait mon père!

   Un jeune domestique était en permanence à côté d’elle pour des petits services, tantôt pour distribuer les cartes, préparer le thé ou allumer une cigarette. A propos de ces petits services mon père avait raconté une autre anecdote assez drôle :

   Elle donnait souvent à ce jeune domestique des instructions très précises sur la façon dont il devait accueillir les gens. Qu’il soit respectueux, et surtout qu’il ait de la présence d’esprit. Si par inattention, la patronne avait fait certaine bêtise, il devait dire que c’était sa faute, que c’était lui le responsable. Un jour pendant une partie de tổ tôm, la patronne avait lâché un gaz, « boum ! », son jeune valet qui se trouvait là à ce moment, juste à côté d’elle, sursauta, il dit précipitamment:

 

   --- Excusez-moi messieurs dames… le pet que ma patronne vient de faire était le mien!

 

   Je ne connaissais mademoiselle Băng Tâm qu’à travers ces récits. Par contre mademoiselle Minh Xuân était venue parfois pour passer quelques jours chez nous. Tout petit j’ignorais si mon père avait eu, lui aussi, besoin de l’aide de cette femme.

   La présence de cette femme avait animé notre ambiance, attiré la curiosité du voisinage. A l’époque, dans cette région on se déplaçait avec un pousse-pousse, son apparition sur un cyclo-pousse était comme un témoignage de la vie moderne. Il me semble qu’elle venait de Nam Định. Même son serviteur avait un beau costume et enfourchait fièrement la selle afin de pédaler légèrement. Cela n’avait pas l’air pénible comme le pauvre Rốn qui tirait sur son pousse-pousse, le torse nu trempé de sueur, et la voûte plantaire fissurée et saignante à cause des cailloux et des graviers. Elle était bien stable sur le compartiment antérieur du cyclo, ses belles jambes croisées comme dans un fauteuil. Elle était parée de bijoux avec des chaussures ornées de perles, un pantalon en soie blanche et une tunique en satin brodée, une vraie bourgeoise. Les enfants courraient bruyamment derrière le cyclo pour la regarder et la trouvaient encore plus attirante que le couple européen dans la garnison.

   Depuis qu’elle était là, on n’entendait que sa voix toute la journée. Des repas copieux, des gâteaux, des bonbons! Chaque soir la maison était pleine d’invités. La vieille domestique n’arrivait plus à satisfaire tous les services. Ma mère avait dû appeler du renfort chez chú Chiểu à Kiên Lao pour qu’il nous envoie sa fille.

   Mademoiselle Minh Xuân  n’était pas aussi belle que dì Tám,  plus âgée qu’elle, elle avait l’air de quelqu’un qui s’apprête à faire des mauvais coups. Elle ne faisait jamais attention à moi. Tout le monde était occupé par les invités, je me sentais comme abandonné et cherchais à jouer avec mes petits voisins. Plusieurs fois je les amenais dans la cour pour jouer ensemble.

   Un jour, à une heure du matin, tout le monde dormait d’un sommeil profond. Mademoiselle Minh Xuân s’est réveillée et s’est jetée la tête contre le mur en hurlant de toutes ses forces:

 

   --- Oh! Mon Dieu! Je vais mourir! Oh! Mon D.i..e…u!

 

   Il faisait tout noir. Mon père se précipita pour allumer sa lampe à pétrole et courut à son secours. Il la découvrit gisant et se tordant sur le plancher, tout en se cognant la tête  contre  les briques. D’une main  elle  se  griffait  le pavillon de l’oreille comme si elle voulait le déchirer, les yeux révulsés, dans un hurlement strident. Mes parents ont eu très peur et, au début, ils n’ont pas compris la situation. On essaya de la faire tenir immobile. Quand mon père s’est approché  de très près, il découvrit qu’il y avait du sang qui coulait de son oreille. Alors il orienta sa torche à pile dans le petit trou et il découvrit une petite chose de couleur noire qui paraissait être enfoncée assez profondément dedans. Mais, juste à ce moment, cette chose commença à bouger et provoqua encore des hurlements. Après avoir essuyé délicatement son pavillon on vit nettement les pattes d’un cafard! Pendant la nuit, que peut-on faire? Mon père prit une petite pince souvent utilisée pour sa moustache, et chercha à le retirer. Mais à chaque tentative la bestiole chercha à pénétrer encore plus profondément et cela avait créé encore des hurlements. Les voisins, effrayés par les cris, avaient frappé à notre porte pour venir aussi à son secours. Quand ils comprirent la situation, l’un d’entre eux se précipita pour appeler le coiffeur ambulant du village. Il vint au bout d’une demi-heure avec la trousse de pinces qu’il utilisait souvent pour enlever le sébum dans l’oreille de ses clients. Ce fut impressionnant! Au bout de quelques secondes la petite bestiole fut capturée du bout de la pointe d’une pince assez longue. Il retira la bestiole d’un coup sec, provoquant un hurlement qui aurait pu faire craquer la toiture. Du sang gicla de son oreille tandis que le cafard continuait encore à remuer ses pattes épineuses sur lesquelles on voyait nettement accrochés de petits caillots…

   Puis, mademoiselle Minh Xuân avait retrouvé ses esprits en regardant les soubresauts  de la bestiole étalée sur une feuille de papier journal. Elle dit qu’à chaque fois qu’il bougeait elle croyait que son crâne allait éclater en miettes.

  L’histoire de la médecine a dit plus d’une fois que la chirurgie et la stomatologie étaient nées au début des siècles à partir du métier de coiffeur. Et cette anecdote pour moi a été suffisante pour le confirmer. Heureusement que le coiffeur était là, sinon la situation et le sort de mademoiselle Minh Xuân auraient été catastrophiques.

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   On est en transition entre l’hiver et le printemps. L’air froid plane dans les couches de brouillard. Les petits bourgeons pointent sur les branches. Je sens en moi une énergie en marée montante qui se propage dans chacune de mes fibres. Le corps humain est comme un arbre qui subit la loi de la nature. Le soleil est vraiment précieux en France. Je m’installe sur le balcon pour recevoir ces rayons si rares et si beaux. Une sensation d’ivresse commence à gagner tout mon corps et me réchauffe les joues. Cette sensation me fait penser à mon enfance, au petit bol de ruợu nếp (du riz gluant cuit et fermenté d’un goût très apprécié), aux jours heureux avec ma mère. Je me rappelle les traditions du mois de Mai lunaire, dans mon pays, pendant le Tết Đoan Ngọ. Pendant cette saison on préparait des spécialités pour tuer les vers et les parasites qui gênent notre organisme. Je ne sais pas si ces bonnes choses ont des effets bénéfiques mais, tout ce que je sais, c’est qu’elles sont délicieuses. Tous les ans quand le mois de Mai lunaire approchait, ma mère achetait du riz gluant, des graines de soja, du sésame, des bâtonnets de caramel et du miel, pour faire des petits gâteaux en boules blanches (bánh trôi, bánh chay), du sôi vò et du chè đuờng. Mais plus spécialement le ruợu nếp, sans quoi notre organisme risquait d’être rongé par ces petites bestioles.

   La préparation était solennelle et minutieuse. Il fallait du riz gluant complet avec son écorce de son. Elle le lavait, le séchait, le mettait dans une marmite à vapeur. Quand  le  riz était  à  point elle le sortait et l’étalait sur un grand plateau en bambou tressé, le transformant en une couche unie d’une épaisseur de cinq centimètres. En attendant que toute la vapeur s’en aille elle pilait des petites boules blanches de levure biologique en une sorte de poudre très fine. Le riz était encore chaud. Elle commençait à saupoudrer cette levure blanche sur toute la surface du riz en faisant comme un voile de moisissure. Ensuite, elle retournait le riz, pièce par pièce, et le recouvrait à nouveau d’une couche mince de levure. Finalement, elle mettait tout le riz dans un grand panier en bambou verni tressé, couche sur couche et le recouvrait de façon étanche, avec des feuilles de bananier pour l’étouffer. Elle posait le panier sur un pot en grès et rangeait le tout dans un endroit sombre. Cette opération était réalisée au coucher du soleil, quand l’air du soir était encore chaud. Après une seule nuit, je me réveillai avant tout le monde pour y jeter un coup d’œil et je criai de joie en appelant ma mère. C’était formidable! Inimaginable! Le jus avait débordé du pot en grès qui était énorme. Nous étions enveloppés d’un arôme sucré, délicieux et enivrant. Quelques mouches, attirées par cette odeur, commençaient à voltiger autour de nous.

   Ma mère retira les feuilles de bananier. Cette couche de riz, gorgée de jus, se montra ondulée et scintillante. Elle mit une petite portion de ce délice dans une coupe et me la passa en versant une louche de jus dessus. Je goûtai le ruợu nếp  et but son jus lentement, à petites gorgées. Les grains de riz, maintenant bien mous et sucrés, s’écrasaient sous mes dents dans un jus doux comme du miel. Je terminai deux coupes de ruợu nếp, je réclamai à ma mère encore une petite portion de jus et j’eus l’impression d’avoir bu tout un printemps. Une sensation indescriptible d’ivresse, très agréable, monta en moi. Me voyant dans cet état, ma mère me dit en souriant:

 

   --- Arrête! Tu vas être complètement ivre!

 

   A vrai dire, je n’étais pas ivre, car toute la journée du Tết Đoan Ngọ je ne touchai plus aux plats quotidiens. Tous ces délices étaient mes alliés et avec moi nous continuâmes à tuer les vers et autres bestioles, qui menaçaient à nous dévorer. En plus, c’était grâce à ces parasites que nous avions pu, chaque année, goûter de telles bonnes choses.

   Pendant cette saison du mois de Mai lunaire, il est impossible de rencontrer un serpent sur son chemin. D’après la loi de la nature, en ce mois-ci, ils se cachaient. Un dicton disait: « absent comme un serpent du mois de Mai ». Si quelqu’un voulait tenter sa chance dans un casino et rencontrait par hasard un serpent au mois de Mai, il toucherait sûrement le gros lot. Il n’aurait qu’à le tuer pour couper sa tête et la faire bien sécher et chaque fois qu’il irait au casino il l’emporterait avec lui, en même temps qu’une gousse d’ail insérée dans sa ceinture. Car le serpent a toujours peur de cette odeur. Bien équipé comme ça, il gagnerait sûrement coup sur coup!

 

   J’avais cinq ans. Je commençais à feuilleter les premières pages d’alphabets. Chaque lettre était accompagnée d’un dessin. Je suivais le doigt de mon père pointé sur chaque lettre et répétais tout ce qu’il me disait. Chaque page ne contenait que trois ou quatre lettres, bien grosses, en minuscule et en majuscule. Je les récitais en chantant:  I…U…Ư…

   Pour que je ne m’en lasse pas, il rassemblait tous mes petits voisins chez moi et nous faisions ensemble une lecture collective, jouions, courrions, joyeux, comme des petits papillons. Mon frère dans ses moments de loisir m’aidait souvent dans cette initiation. Il chantait à propos:

 

   --- A.B.C…Sans domicile, il louait. A la fin du mois sans argent pour payer son loyer, il était expulsé… sur la digue!

 

   A l’époque, en l’écoutant je rigolais. Mais maintenant, me rappelant de ce qu’il avait chanté, je sens monter dans la gorge, un goût amer, en pensant à tous ceux dont le domicile a été confisqué par le parti communiste, après la chute de Saïgon. Quand le foyer des gens est confisqué, ils n’ont plus de terre natale. C’est une perte énorme pour mon peuple depuis que le communisme règne sur mon pays.

 

   Une fois, mon père n’arrivait pas à s’endormir, il s’impatienta, il stressa, il n’arrêta pas d’aller aux toilettes et il se prépara du thé à minuit. Au matin quand je me suis réveillé je le trouvai encore assis sur son lit, l’air soucieux. Tout à coup on frappa à la porte, ma mère alla ouvrir, c’était mon cousin Trọng venu de notre village natal. Mon père sursauta pensant à de mauvaises nouvelles.

 

   --- Pourquoi viens-tu si tôt? De quoi s’agit-il?

   --- Grand-père est décédé cette nuit!

   --- Quelle télépathie! J’ai passé une nuit blanche mais je n’arrivais pas à deviner pourquoi.

 

   Ce matin là, mon père décida de renvoyer ses élèves et de fermer son école pour quelques jours. Il m’amena avec lui. Nous avons pris l’autocar pour aller à Hành Thiện.

   Depuis que ma grand-mère était tranquillement dans sa tombe, mon grand-père avait continué à faire construire la maison inachevée. Vivant, il venait souvent nous voir à Lạc Quần et restait avec nous pendant quelques semaines. Suivant la tradition et l’éducation à l’époque, les embrassades n’étaient pas habituelles dans nos comportements. C’est pourquoi sa présence pour moi n’avait pas eu beaucoup d’influence. Mais cela avait été des jours heureux pour mon père, c’était une belle occasion de se montrer très reconnaissant vis-à-vis de lui, de lui manifester son amour, ses  attentions pour lui servir… du thé, du riz, des bons plats accompagnés d’un petit peu de vin de riz. La filiation était toujours présente dans son cœur, guidée par l’éducation sino-vietnamienne et la tradition familiale. Les mots d’amour étaient moins importants que l’attitude, le comportement et le geste….

   Mon père me tenait fermement la main en passant sous le grand portique. Un silence de plomb régnait quand nous sommes entrés jusqu’au milieu de la cour. Vàng,  le chien jaune, secouait la queue en regardant tranquillement  bác cả Huynh le frère aîné de mon père qui nous accueillit. Il amena mon père vers la maison en briques. Les portes et les fenêtres étaient fermées. Je les entendis chuchoter un moment devant la véranda. Mon père se tint silencieux en méditant quelques minutes devant la porte avant de la pousser légèrement. Il faisait sombre à l’intérieur. Au fond de la chambre il y avait le lit en bois avec une vieille moustiquaire tout autour. Mon père s’approcha lentement et la souleva. Je vis mon grand père allongé calmement comme plongé dans un grand sommeil. Son visage était couvert d’une feuille de papier buvard blanc qui n’arrivait pas à camoufler ses joues creuses. Sa barbe blanche et parsemée recouvrait son cou. Une couverture mince et légère cachait ses jambes et son corps jusqu’à la poitrine. Ses bras étaient allongés le long de son corps. Mon père  enleva  délicatement  le papier  pour  le regarder un long moment. Finalement, il s’agenouilla à côté du lit, serra fermement la main atrophiée noueuse et fripée du défunt et posa sa tête dessus. Des sanglots firent trembler ses épaules, aussi menues que celles de mon grand-père. A vrai dire, à ce moment là je les regardai avec indifférence. Mais maintenant en me rappelant de cette image je n’arrête pas de m’essuyer les yeux pleins de larmes.

   Dehors, dans la cour, et à côté des bonsaïs, un cercueil en bois précieux, épais et bien lourd était posé sur un tréteau depuis assez longtemps. Le couvercle était posé à côté. Dans le cercueil vers l’avant, se trouvait un bloc en bois cubique dont le centre creusé en un grand trou bien rond et lisse était capable de recevoir une tête d’homme. Un jeune ouvrier peintre était en train de dorer des caractères chinois sculptés aux deux extrémités du cercueil. En contraste avec le silence régnant à l’intérieur de la chambre du défunt, un brouhaha se faisait entendre sur le pavé et dans les deux petites chaumières. Tout le monde s’animait dans la préparation de la cérémonie et dans le dressage d’une grande bâche pour l’occasion.

   Le lendemain, toute la grande famille était présente, mon père, ses frères et ses sœurs, les enfants et les petits enfants… Autour de l’autel tout le monde était habillé de blanc dans un tissu grossièrement tissé, un ruban blanc autour de la tête, les hommes portaient des chapeaux de paille et tenaient un bâton dans la main, les femmes portaient  un capuchon blanc. Des villageois nous accompagnaient aussi. Le tam-tam et le gong se mélangeaient aux bruits des cymbales et à la musique du cortège funèbre. Le plus âgé parmi les hommes avait présenté ses adieux au défunt, on cria, on pleura, on hurla même, de souffrance, au milieu des drapeaux et des  câu đối (les condoléances) multicolores.

   Après trois jours de recueillement, le cortège accompagné de musique, avança lentement au rythme des cymbales, du tam-tam et du gong. On accompagna mon grand père depuis notre hameau, en contournant le marché du soir, en longeant le bord de la rivière Bùi. La procession alla jusqu’à la pagode pour s’arrêter au milieu d’une rizière. C’est ici que mon grand-père a retrouvé la paix éternelle.

   Dans mon enfance, j’ai assisté plusieurs fois à la mort de proches et d’autres personnes. C’était une mort naturelle, douce, tranquille comme un fleuve. Devenu adulte et confronté à la réalité de la vie, j’ai assisté au conflit idéologique entre le monde libre et le communisme. Cela avait à maintes fois provoqué la mort atroce de millions de gens et d’enfants innocents, dont le corps était incomplet, déchiré, fracturé, amputé, écrasé, décapité… dans la haine et la honte. Heureusement, l’homme a une consolation, quand l’âme a quitté le corps, le passé le présent et le futur se confondent dans l’oubli… le néant.

   

  

       3- Autrefois, tout petit

 

   Paris est connu dans le monde entier comme la capitale de la France, la ville la plus belle du monde, grâce à son histoire séculaire et son architecture harmonieuse et grandiose. Elle  est la ville la plus visitée par les touristes venus de tous les continents.

   Quant à moi, dans les premiers temps où j’ai posé mes pieds sur cette terre,  j’ai été tout de suite attiré par son élégance, sa richesse et sa beauté. C’est vrai qu’un dicton dit: « voir Paris et mourir ». Il faudrait de longues années pour visiter non seulement ses monuments historiques mais aussi ses recoins insolites. Pourtant on risque d’être toujours insatisfait de ne pouvoir tout voir. J’adore ses jardins dont les arbres, plantés depuis des siècles et chouchoutés par les hommes, gardent encore leur âme et leur beauté pour nous ensorceler. Quand il fait beau je peux m’asseoir, sans m’ennuyer, pendant de longues heures, dans ces jardins, sur un banc de pierre. Chaque pied d’arbre, chaque jeune pousse ont peut être une âme, ils me chuchotent à l’oreille.

   Mais c’est bizarre, je sens que quelque chose me manque. Je m’allonge sur le banc en jetant vaguement un œil à travers la verdure des cimes des arbres dont les branches, bercées par le vent, se balancent dans les rayons du soleil qui m’éblouissent. Vaguement, je me vois allongé à l’ombre d’un figuier séculaire. Son pied était énorme et noueux, son tronc et ses branches étaient tellement gros, longs et lourds, qu’ils s’étaient inclinés jusqu’à effleurer la surface de l’eau d’un étang où il y avait beaucoup de poissons. Juste à côté, je voyais des blocs de pierre taillée, rectangulaires, pesant des tonnes. Leur surface était assez lisse. Ils étaient rangés en marches, descendant jusqu’à l’eau. Un autre bloc de pierre, plus gros et plus long, était posé perpendiculairement à ceux-ci en se projetant loin du bord. Il était immergé à peu près de quinze centimètres. Tous ces blocs de pierre étaient soutenus par des piliers en bambou piqués profondément dans la boue au fond de l’étang. La surface de l’eau scintillait de petites vagues, créées de temps en temps par la brise, qui faisaient murmurer la vieille clôture épaisse de bambou tout autour de l’étang. Par moment, une figue bien mûre tombait dans l’eau. Les poissons se jetaient dessus pour se disputer la proie, créant d’autres vagues qui tapaient sur ces blocs de pierre, tapissés de mousses dans lesquelles se cachaient des escargots. Tout d’un coup mon âme trembla en chantant:

 

                         « Etang d’automne si froid et si limpide

                         Au milieu flotte un petit sampan de pêche tout petit »

 

   Le chant d’un coq  résonna au loin. J’entendis l’appel de ma sœur:

 

   --- Tịnh! A table! Il est midi!

 

   Paff! Je sursaute et me redresse à cause de ce bruit. Où suis-je? Devant moi, trois petits garçons se tordent de rire car leur ballon de foot est tombé juste sur ma tête. Ils me demandent pardon. Je secoue vaguement la tête en souriant. Tout d’un coup je me sens très bien car je viens de retrouver ce souvenir. Un jardin secret où il n’y a que moi qui peux entrer, un jardin lointain, lorsque j’étais tout petit. A partir de ce moment je l’ai senti tout près de moi, contre moi, je pourrais le toucher. Il me semble que je lui manque aussi et qu’il me suive depuis longtemps. C’est mon indifférence qui m’empêchait de le reconnaître.

   Mon pays natal est pauvre mais merveilleux. M’en souvenir me donne envie d’y retourner. Dommage que le comportement des gens ait changé. Mon cœur est envahi de tristesse, comme si on m’avait volé une chose très précieuse et qu’il soit impossible de la retrouver. Plus je médite plus je me vois vieilli car, lorsqu’ on devient  âgé,  on  a  tendance à  se  retourner  vers  ses  origines. Oh!  Suis-je  vraiment vieux? Depuis tout à l’heure je pense à mon pays. Mais non! Si j’y étais encore je n’aurais pas eu une seconde pour méditer, même plus avancé en âge. Enfin, loin de  son berceau on se ressource alors que lorsqu’on est dans son pays on n’y pense même pas.

 

   Autrefois, mon père était instituteur dans l’école élémentaire à Lạc Quần, un village lointain sur le delta du fleuve Nam Định, au Tonkin. Sa maison était au bout de la rue unique de cette bourgade, sur la digue de la rive gauche du fleuve Ninh Cơ, un affluent du fleuve Nam Định. Le cours d’eau était dix mètres derrière sa maison. De temps en temps on avait la  surprise de voir un cadavre humain flottant à la dérive et s’accrochant aux buissons le long de la rive gauche. Une odeur nauséabonde se propageait dans toute la bourgade, surtout quand le climat était chaud et qu’il n’y avait pas de vent. C’était une occasion rare pour les gens d’ici de raconter des histoires avec beaucoup d’imagination. On était sûr que quelques jours plus tard, le Docteur Văn, un médecin indochinois domicilié à Xuân Truờng notre préfecture, allait venir avec sa trousse pour pratiquer une autopsie. Il était transporté  sur un pousse-pousse, tiré par Rốn que tout le monde connaissait bien. Ce pauvre garçon gagnait son pain grâce à ce mode de transport. Ses voûtes plantaires étaient percées de petits trous et fissurées à sang à cause des cailloux et des graviers le long de la route cantonale. Dans une petite bourgade comme celle-ci tout le monde se connaissait. Les prénoms très connus ont été transformés en un vers chanté très souvent par des enfants dans la rue:

 

   « Vần de Yên Định, Thịnh le coiffeur, Cầu le filateur, tante la pâtissière, Rốn le tireur de pousse-pousse, la belle vendeuse de nuớc mắm… ».

 

   Je me souviens bien de cet après-midi. Le cadavre a été transporté sous l’ordre du pouvoir local et exposé sur place sur une planche en bambou au bord du fleuve. Son ventre était gonflé comme un tambour. Ses membres, partiellement grignotés par des poissons et reliés encore au tronc par quelques lambeaux de peau noirâtre,  pendaient aux bords de la planche. Docteur Văn tenait un bistouri bien pointu. D’un geste très précis et décidé il planta cette pointe tranchante dans le ventre en dessinant un U reliant les deux bords costaux en passant par le pubis. Il rabattit ensuite le lambeau ventral avec sa couche de graisse et son épiploon de couleur jaune ocre sur le thorax. Sa main gauche était munie d’un gant en caoutchouc et le bout de son index sortait par un gros trou. Il enfonça cette main dans le ventre tout en palpant les viscères et les intestins, un par un…anse par anse. Une sorte de bouillon crémeux et pâteux de couleur jaune ocre et brune déborda des parois abdominales en dégoulinant sur la planche et sur la touffe d’herbe à ses pieds. J’essayai de me faufiler dans la foule pour assister à la scène, mais il me sembla que ça allait durer encore longtemps. Finalement, une sensation de nausée m’envahit, j’ai eu le vertige. Je me hâtai de quitter l’endroit.

   Ce soir là, la crue avait débordé la digue et pénétré jusqu’à la cour de la maison de mon père. Je montai dans mon lit et n’osai pas mettre les pieds dans l’eau. Après le dîner, difficile à avaler, cette nuit là je n’arrivai pas à m’endormir. Des images affreuses de la tête scalpée, des orbites toutes noires, des arcades dentaires exubérantes, des anses intestinales pendantes hors de cette cavité nauséabonde m’avaient fait peur! J’avais trop peur!

   Devant la maison de mon père il y avait la rue unique traversée par la route cantonale en pierres, cailloux et graviers mélangés au goudron. Chaque jour, on voyait passer quelques autocars soulevant un nuage de poussière. Ils faisaient  la  navette  entre  Nam Định, Xuân Truờng, Nghia Xá, Quất Lâm et Kiên Chính. Les jours de foire, dès le petit matin, on voyait des jeunes filles de Hành Thiện qui passaient en hâtant le pas, balançant les bras comme deux petites rames, une pile de paniers pleins de textiles de coton et de soie sur la tête. Tout en marchant, elles chiquaient…chiquaient…; leur bouche et leur lèvres étaient toutes tachées de rouge de bétel et de noix d‘arec.

   Cette route cantonale jouait deux rôles importants. Elle était un moyen de transport routier entre les régions de la rive gauche, mais elle était aussi un  moyen pour empêcher la crue de Juillet qui chaque année menaçait les villages et les rizières des riverains situés en dessous du niveau fluvial. Je me souviens d’une année où, à minuit, la crue était tellement haute qu’elle avait fissuré la digue. Mon cœur battait plus fort et plus rapidement que les coups de tam-tam et de cor qui poussaient les villageois à se précipiter sous la lumière de leurs torches pour colmater la brèche et renforcer la digue. C’était horrible et effrayant cette nuit là. Mon père était calme m’assurant que nous étions au dessus de  la digue et que nous ne serions pas immergés. Mais en regardant sa tête à ce moment crucial je savais que lui aussi avait peur. Ce cours  d’eau tourbillonnant pourrait à tout moment tout emporter.

   J’accompagnais mon père chaque jour pour aller à l’école. De notre maison nous passions devant quelques bazars jusqu’au marché qui se trouvait juste au carrefour. A gauche on arrivait au quai du bac, tout droit, on allait dans la garnison française, à droite, la route cantonale nous amenait à la préfecture Xuân Truờng. A l’opposé du marché se trouvait la poste, après celle-ci, il y avait un petit sentier qui menait à une pagode et jusqu’au village. Mais si on suivait la route cantonale goudronnée, au bout de cinq minutes nous étions arrivés.

   Pour aller au travail mon père mettait souvent une robe en voile noir, un pantalon de coton blanc, un ruban en lin noir, une paire de savates Gia Định en cuir verni noir, tenant une ombrelle noire pour se protéger du soleil et de la pluie. Quant à moi j’étais solennel dans une robe noire, d’un tissu grossier, un casque colonial blanc et une paire de sabots qui résonnaient à chaque pas.

   Tous les jours, arrivé devant la poste, mon père n’oubliait jamais d’entrer pour regarder l’horloge accrochée au mur, au-dessus du bureau du secrétaire, afin de régler l’heure de sa petite montre. Il croyait que l’heure de la poste était toujours exacte. Je me souviens de cette anecdote. Autrefois, quand mon père était élève en études des caractères chinoises, personne ne savait ce qu’était une montre. Personne n’en avait. Pour avoir la notion du temps qui passe, le maître enseignait donc à ses élèves à poser une pile de briques sur la véranda ensoleillée. Quand la démarcation entre la zone ensoleillée et la zone d’ombre atteignait la pile de briques, la classe se terminait. Les élèves étaient malins, ils déplaçaient la pile de briques tout près de la démarcation, ainsi la classe se terminait plus tôt!

   L’école était située derrière la garnison coloniale, sur un terrain vaste qui se trouvait en dehors de la digue mais plus haut que le niveau fluvial et protégé aussi par une diguette. L’architecture de l’école était simple. C’était une maison en briques, recouverte de tuiles, de sept mètres de largeur sur vingt de long. Une extrémité était orientée vers le fleuve, l’autre vers la route cantonale. Ses deux côtés étaient bordés par des vérandas et s’ouvraient chacun par une porte et trois fenêtres. Elle était divisée par une cloison en deux compartiments dont le plus petit (un quart de la surface) était réservé au concierge et sa famille. Un gros tambour, au fond formé de peaux de buffle tendues, était  suspendu  sous  la  traverse  du  plafond. Traditionnellement, les classes commençaient à huit heures du matin. Une demi-heure avant, le  concierge frappait le tambour d’une multitude de coups précipités de baguette et terminait par trois coups nettement séparés. C’était l’appel aux élèves. Le bruit se propageait très vite et très loin jusqu’aux hameaux éloignés du village. Grâce à ces coups de tambour les élèves étaient toujours à l’heure en classe. A huit heures exactement, trois coups résonnaient à nouveau, les élèves se mettaient en rang pour l’appel et pour entrer en classe.

   La salle de classe occupait les trois quarts du bâtiment. Au milieu il y avait une rangée de colonnes qui soutenaient la toiture et le plafond. Les tables et les bancs, longs de quatre mètres, étaient en bois de Lim, dur et lourd comme de l’acier, sur lesquels pourtant on voyait des coups de couteau et de canif gravés par les élèves les plus turbulents. Le jeudi et le dimanche étaient des jours de congé. Les jours de classe se divisaient en cours du matin, de huit heures à midi, et cours du soir de quatorze heures à dix huit heures. Mon père dirigeait seul trois niveaux différents. Deux rangées de tables, tout près de son bureau, étaient pour les tout petits du cours enfantin, quatre rangées suivantes étaient pour les élèves du cours préparatoire, les trois dernières rangées étaient réservées aux élèves du cours élémentaire. En face des élèves et accrochés aux traverses du plafond il y avait des pancartes portant des adages d’une calligraphie très belle et peinte en bleu et rouge sur fond blanc: « Petit à petit l’oiseau fait son nid », « Bien aiguisé le fer se transforme en aiguille »…Les trois niveaux d’enseignement différents comptaient au total de trente à quarante élèves. Ils étaient tous silencieux sérieux dans leurs études et avaient l’air solennel. Il n’y avait jamais de bousculade ou de querelle. Le maître et ses élèves étaient toujours à l’heure dans une atmosphère complètement détendue. Je le respectais et l’aimais énormément.

   Actuellement, l’affection et le respect mutuel entre le maître et ses élèves sont devenus rarissimes. Mais à l’époque quand on parlait des relations entre un maître et son élève c’était trois respects distincts dans la philosophie confucéenne Quân Sư Phụ (Le roi Le maître Le père). Le maître jouait deux rôles car il remplaçait le père dans l’éducation de l’enfant, le considérant comme son propre enfant. Il y a eu des élèves, ayant réussi dans la vie professionnelle et dans la société, qui rêvaient toujours d’avoir une occasion de revenir dans leur village natal afin de revoir et vénérer leur ancien maître.

   Chaque année, le Têt (jour de l’an lunaire) et le Rằm Trung Thu (demi-lune du mois d’août lunaire) étaient des occasions pour les élèves d’organiser des processions de lanternes et la danse du dragon.

   Dans la maison de mon père il y avait une grande cour  pavée. Cette année là on allait y préparer le Rằm Trung Thu. Des parents d’élèves vinrent du village pour faire cadeau à mon père soit de riz gluant, de riz parfumé n° 8, des poulets, des canards, des oeufs… soit des gâteaux ou des bonbons…, des bouteilles de vin de riz aussi. Ce n’était pas de la corruption ou des pots de vin, mais la manifestation de leur reconnaissance, surtout cette année là, car le nombre d’élèves ayant réussi à l’examen de fin d’année avait été le meilleur. On savait aussi que mon père appartenait au village Hành Thiện, très connu, à l’époque, comme le berceau culturel du Tonkin.

   Ma mère était très occupée par la présentation de la table du festin posée au milieu de la grande cour. Elle avait fait préparer des épis de maïs cuits, du pop-corn, des cannes à sucre, des pamplemousses et une grande marmite pleine d’énormes escargots cuits. Tout en préparant ces plats, elle me dit en riant que ces choses étaient symboliques. Le pamplemousse  est  la  tête  de Thằng Cuội  qui  habitait  sur  la lune, les escargots ses yeux, les cannes à sucre ses squelettes, les grains de maïs ses dents…Elle avait acheté, on ne sait où, une figurine en papier représentant un Ông Nghè (mandarin) assis sur un tabouret et protégé par un grand parasol vert (la couleur jaune était réservée au roi). Elle le posa très haut au milieu de la table pour que tout le monde le voie. Le mandarin, à l’époque, était le symbole de la réussite et du pouvoir des lettrés, le but dans la vie et dans la société. Il faisait le bonheur et la fierté  de tous les villageois. Les élèves y voyaient comme un bon exemple s’ils voulaient réussir quelque chose à l’avenir. Exceptionnellement cette nuit là mon père avait allumé deux lampes à manchon dont l’éclairage portait très loin jusqu’à la partie de la route cantonale devant la façade de la maison et jusqu’à la cour intérieure.

   Le bruit des tambours résonna dans le lointain. Sous la véranda qui s’ouvrait sur la route cantonale je vis clignoter de très loin des points lumineux de la procession qui s’approchait comme un dragon fluorescent. C’était des lanternes de toutes les couleurs et de toutes les formes imaginables, un dragon, une grenouille, une carpe, un serpent, une lune, une étoile, une courge, une citrouille… Ils étaient tous artistiques et conçus par les élèves, de leurs propres mains. Quand la procession fut tout près de la maison je les contemplai avec beaucoup d’admiration.

   La procession s’arrêta juste devant notre maison. Un silence régna. Les élèves se mirent en un arc de cercle occupant toute la surface de la route. Tout le monde attendit sans un mot. De loin, quatre hommes costauds étaient en train de transporter quelque chose de très lourd, accompagnés par le chef du village. Ils entrèrent et la posèrent dans notre maison. Le chef du village avec quelques mots succincts présenta à mon père la reconnaissance de tous les élèves et de tous les villageois qu’il représentait et il commença à enlever le voile recouvrant cette chose. Oh! Tout le monde cria de joie en regardant la scène. Une pancarte en bois massif encadrée, peinte en noir laqué, sur laquelle étaient sculptées quatre grandes calligraphies chinoises dorées ainsi que des lettres plus petites de chaque côté et en bas. Mon père chuchota en lisant: « Lan Hương Câu Hóa » (le parfum de l’orchidée peut améliorer l’âme de l’homme). Plus tard, mon père m’a expliqué la signification de ces lettres. Le maître est considéré comme une orchidée qui peut influencer l’âme d’un enfant. Très touché de ce geste il se tourna vers le chef du village pour le remercier. Immédiatement après, le tambour et le gong  résonnèrent et le dragon commença à danser. Mon père sortit sous la véranda pour regarder ses élèves. D’une seule voix je les entendis crier: Maître! Nous vous saluons. Au bout de quelques minutes mon père fit signe d’arrêter. Il les invita tous à entrer dans la grande cour pour commencer le festin. Ma mère était là pour les accueillir. Dans un brouhaha, ils se précipitèrent pour la saluer, je ne l’avais jamais vue si heureuse, comme une mère  entourée par une trentaine d’enfants, elle commença à distribuer des plats à chacun au milieu des cris de joie et des éclats de rire.

    Sous la voûte céleste, les étoiles scintillaient et la pleine lune étalait sa lumière d’argent. C’était presque minuit, la grande cour résonnait encore des chants, des rires et des bavardages des enfants. A l’intérieur, mon père, le chef du village et quelques parents d’élèves se réjouissaient tranquillement en bavardant, en buvant du thé et du vin tout en contemplant la belle lune à travers la fenêtre. La fête se termina très tard dans la nuit…

 

   Presque une fois par an, un inspecteur, un français bien sûr, venait se renseigner sur les  activités  de  l’école,  du  maître  et  de  ses élèves afin de donner des notations qui pouvaient permettre à mon père de gravir un échelon. Chaque fois mon père recevait une lettre de l’inspecteur pour lui dire la date qui le concernait. Mais une année c’est un  nouvel inspecteur qui vint à l’improviste. Au lieu d’entrer par la porte, il avait sauté  à travers  la fenêtre, à la stupeur totale de mon père et de ses élèves. Un entretien eut lieu pendant deux heures. Il fit le tour de l’école, il fit ouvrir le musée scolaire, il introduisit son doigt dans les interstices des portes et des fenêtres pour voir s’il y avait de la poussière ou des toiles d’araignées. Heureusement le concierge avait fait un grand ménage général deux jours avant. Quand il eut constaté que tout était impeccable il saisit la main de mon père en s’excusant de son comportement de tout à l’heure. A la fin de cette année  scolaire mon père a reçu de cet inspecteur une lettre de félicitation accompagnée d’un décret lui permettant de gagner un échelon.

   Mon père avait l’habitude de se regarder dans un miroir pour presser les boutons d’acné avec ses doigts. Une fois il en avait un sur la pommette gauche, près de l’œil. Comme d’habitude il en avait éliminé le sébum. Une petite goutte de sang en était sortie. Le soir il ne se sentit pas bien. La nuit il dormit très peu. Le lendemain il continua à diriger la classe jusqu’à midi. Mais il ne tenait plus sur ses jambes. Son visage était tellement gonflé qu’il était complètement défiguré avec une douleur atroce et lancinante. Il donna l’ordre aux élèves de rentrer chez eux et ferma l’école pendant une semaine. Il fit savoir à ma mère qu’il n’osait plus rentrer de peur d’attirer les regards des gens dans la rue et des voisins. Le concierge lui avait préparé une place sur son lit. Ma mère est venue le soigner, lui donner à manger de la soupe de riz et des médicaments qu’elle avait trouvé chez l’herboriste notre voisin. Mon père m’avait raconté souvent que l’on pouvait mourir à cause de l’un de ces maudits boutons s’il se situait aux alentours de la bouche et du nez… mais sur la pommette!!! Il pensait que ce n’était pas dangereux. A l’époque on n’avait pas encore entendu parler de ce fameux champignon, la pénicilline, qui peut tuer à coup sûr les colonies de staphylocoques. Heureusement les herbes du voisin avaient sauvé mon père. Au bout de trois jours son état s’améliora nettement. Depuis ce jour il ne toucha plus jamais à son visage.

   A l’âge de sept ans j’entrais en classe préparatoire. J’étais un garçon bien, aimable et sérieux. Mon père en était fier en disant: « par rapport à ses frères il n’a jamais eu besoin de punition ni de coup de bâton »! Je ne savais pas s’il l’avait fait exprès mais il m’avait laissé m’asseoir à côté d’une fillette de mon âge. Bien que je sois encore petit,  l’idée d’être à côté d’une fille me donnait l’impression que tout le monde me regardait. J’avais le visage tout rouge et j’étais gêné dans mes gestes et dans mon comportement. Surtout parce que je savais qu’elle était la plus belle et la plus douce. Elle avait des cheveux tombants sur les épaules, le visage ovale, le nez et le menton très mignons, des grands yeux noirs. Elle était charmante avec une incisive supérieure un peu en avant quand elle souriait. Elle s’appelait Oanh (rossignol), c’était la fille de madame Lạng, une sage-femme qui avait été mutée à Lạc Quần depuis un mois. Elle avait une chose qui attirait ma curiosité, Le médius de sa main droite était palmé à l’annulaire. Les mouvements des doigts étaient normaux. Elle n’en était jamais complexée. Au fur et à mesure nous sommes devenus très unis. Sa maison se situait au milieu de la rue, à cinquante mètres de chez moi. Au retour de l’école, une fois les devoirs scolaires terminés, nous nous cherchions pour jouer à cache-cache ou pour des parties de marelle ou de saut à la corde… avec mes petits voisins. Nous chantions, nous jouions, nous courions dans les rayons du soleil couchant ou au clair de la lune et des étoiles. Oh! Quel bonheur! Particulièrement quand nous jouions à cache-cache, Oanh et moi, nous étions très contents car c’était l’occasion de pouvoir être ensemble derrière une armoire ou dans un recoin bien caché. Plus le lieu était camouflé mieux c’était pour que le temps dure. Dans ces moments là, nous étions heureux et nous nous regardions silencieusement. Oanh chuchotait à mes oreilles tandis que je lui serrais ses douces petites mains. Il émanait de ses cheveux un parfum de fleur sauvage…

   Le temps passa vite. Des changements dans la vie survinrent en se précipitant. Oanh a dû quitter notre petite bourgade pour suivre sa mère mutée ailleurs. Je restai seul avec un tas de souvenirs pesant mon cœur. Depuis ce jour je n’ai eu aucune nouvelle de ma petite amie.

   Le fleuve Ninh Cơ et sa rive gauche me rappelaient beaucoup de souvenirs d’enfance paisible, les villageois de Lạc Quần étaient pauvres mais ils pouvaient toujours manger à leur faim, l’âme détendue, débarrassée de tous soucis.

   En dehors de la digue et le long du bord du fleuve il y avait une dune de sable fluvial sur laquelle vivaient quelques familles. C’était des maisons en terre battue et à la toiture en paille avec une grande jarre en grès posée au pied d’un noisetier d’arec pour recueillir de l’eau de pluie. Autour de chaque maison il y avait un petit jardin potager. L’ensemble était pour moi l’image très courante d’une terre natale et de l’autonomie des familles pauvres. De temps en temps on apercevait un grand filet tendu par une croix en bambou et suspendu au bout d’un gros vieux et long bambou, installé au pied de l’eau, son bras de levier dépassant très largement le bord du fleuve. C’était un système rudimentaire et traditionnel pour la pêche. La vie ici, très isolée et triste, coulait tranquillement comme le cours d’eau. Plusieurs fois j’ai eu l’occasion d’observer un tireur de filet  en action au clair de la lune. Chaque fois qu’il appuyait sur le bras de levier pour soulever le filet, on entendait le bruit de frottement entre les pièces de bambou. Dans le filet il n’y avait que quelques pauvres petits poissons qui se battaient contre la captivité, leurs écailles argentées brillaient sous la lune. Dans ces moments rares, j’aurais voulu avoir une puissance surnaturelle pour aider ces pauvres gens dans leur besogne, exactement comme dans une brève légende racontée par mon père:

 

   Une nuit d’été de pleine lune, en immergeant son filet dans un cours d‘eau, un vieil homme était tout seul et heureux avec sa petite bouteille de liqueur. Tout d’un coup il sentit une présence juste à côté de lui. Il regarda tout autour sans rien voir sauf la lumière lunaire traversant une brèche de la toiture de sa hutte. Mais une voix chuchota dans ses oreilles:

 

   --- N’ayez pas peur. Je vais rassembler d’innombrables poissons dans votre filet.

 

   Sitôt dit sitôt fait, le pêcheur entendit comme le bruit de quelqu’un qui plongeait dans l’eau et qui y barbota un certain moment. La voix remonta et lui dit de tirer sur le filet. Il n’avait jamais vu autant de poissons de toute sa vie. Après avoir mis le butin dans sa grande corbeille il se retourna et voulut remercier la voix, mi stupéfait mi effrayé. Mais il n’en avait pas eu le temps parce que la voix lui avait dit:

 

   --- Ne vous étonnez pas. Je vais rester encore longtemps dans ce cours d’eau ainsi j’aurai assez  de temps pour vous aider. Je suis mort noyé ici. Selon la providence, je ne serais remplacé que par un(e) autre noyé(e) le moment venu pour me réincarner dans une autre vie. Un jour, une jeune femme aurait pu être mon remplaçant. En se baignant elle avait glissé et se noyait. Mon cœur battit de joie en pensant que l’heure de ma délivrance était venue. Mais la trouvant enceinte cela me fit mal au cœur. Son sort est écrit  mais  le  petit embryon dans son ventre? Il n’y est pour rien! Alors j’ai essayé de la soulever pour qu’elle puisse s’accrocher au rocher. Ainsi la délivrance pour moi est encore loin. Vous êtes seul, âgé, serein et honnête c’est pourquoi je veux vous donner un coup de pouce.

 

   Réalisant qu’il conversait avec une âme errante le vieux pêcheur avait eu la chair de poule. Mais il se rassura tout de suite en pensant aux poissons si nombreux. La joie dans l’âme il commença à griller quelques poissons. La liqueur était prête, il alluma trois baguettes d’encens en chuchotant ses remerciements. Depuis cette nuit il reprit goût à la vie. Nuit après nuit, le vieillard et la voix se tinrent compagnie à côté d’un verre de liqueur.

   Une nuit, la voix dit au pêcheur d’un air mi gaillard mi plaintif:

 

   --- Cette nuit sera la dernière où nous serons ensemble. Demain je serai affecté à une fonction de génie. Grâce à ce geste généreux vis-à-vis de cette jeune femme la providence m’a confié la responsabilité suprême de ce village en récompense. Je pourrai quitter ce cours d’eau sans avoir besoin d’être remplacé. A partir d’aujourd’hui, ce cours d’eau redevient inoffensif. Quant à vous, ultérieurement, si quelqu’un vous offre une fonction, ne la refusez pas.

 

   Après, la voix lui dit adieu et plongea dans l’eau. Quelques mois plus tard le vieil homme se vit confier la fonction de gardien du temple et de la maison communale. Mais tirer le filet au clair de la lune restait pour lui un plaisir indescriptible.

 

   Les après-midi caniculaires et au coucher du soleil, je m’étais souvent baladé solitaire sur la digue, laissant mon âme flâner dans le vent parfumé des champs de paddy, en écoutant les murmures des bambous et des herbes sauvages, l’écho des coassements de crapauds et de grenouilles venant des rizières lointaines et des champs alentours. A l’horizon, l’ombre élancée des noisetiers d’arec se dessinait à travers les derniers rayons. Au bord du cours d’eau et sur les dunes de roseaux on pouvait apercevoir le toit d’une vieille petite pagode derrière les buissons Tout près de là, quelques bras de leviers pointaient au ciel, les filets étant enlevés. Les croix en bambou qui restaient sur place donnaient l’image d’une sorte d’araignées géantes et monstrueuses avec quatre pattes longues et fines orientées aux quatre coins. J’entrai dans la légende du vieux pêcheur et me sentis moitié virtuel, moitié réel. Mon âme se confondit à celle de la campagne progressivement immergée dans la nuit tombante au milieu des champs vastes et calmes…

 

   Pour aller de Hành Thiện à Nam Định on était obligé de prendre le bac pour traverser le fleuve Ninh Cơ puis de prendre un autocar. Cette sorte de véhicule, pendant la  deuxième guerre mondiale, fonctionnait avec de la houille faute d’essence. Il avançait en se dandinant à la vitesse maximale de 30 à 40 Kms/heure et émettait des nuages de fumée noire. En plus d’avoir un moteur ancien, les passagers débordaient des fenêtres et des portières, et sur le toit s’empilaient des ustensiles encombrants de toutes sortes, des cages, dans lesquels des porcs et des volatiles s’agitaient et hurlaient sans arrêt. La chose la plus menaçante et dangereuse était le four cylindrique en bronze, plein de braise de houille, installé juste à côté de la portière arrière. Il était haut d’un mètre et demi et gros d’une brassée, sans protection de sécurité. Gare à celui qui l’aurait touché par inadvertance il aurait eu une partie de son corps carbonisée.

   Le départ se faisait à huit heures du matin à la station de Ngọc Cục, après un  trajet de dix kilomètres, l’autocar arrivait vers neuf heures à la station de Lạc Quần. Ici les passagers prenaient une pause pour se reposer ou pour calmer leur faim dans les kiosques  du  marché. C’était  le  moment  pour  le chauffeur d’attiser la braise dans le four.

   Il montait sur le toit du véhicule jusqu’à l’emplacement du four. Tenant un long bâton de ferraille il ouvrait son couvercle et enfonçait le bâton profondément dedans et le secouait plusieurs fois. A chaque mouvement de la poussière étincelante  giclait et se déposait sur son visage ruisselant de sueur. Tout d’un coup il devenait un asiatico africain! Après avoir fermé le couvercle il redescendait mais ce n’était pas fini. Il devait emboutir un soufflet dans un petit trou, sur le flan du four. Il commençait à actionner le soufflet. On entendait comme un bruit de crécelle. Au bout d’une dizaine de minutes, des flammes léchaient le couvercle, c’était fini, l’autocar était prêt à reprendre la route. 

   Ce jour là mon oncle Anh devait aller à Nam Định  pour ses affaires personnelles. Profitant de cette occasion il vint voir mes parents et resta avec nous une journée. Après de longues périodes sans se voir leur conversation éclata comme des pétards. Exceptionnellement, pour lui, au repas de ce midi, ma mère avait sacrifié une poulette. Moi-même j’étais  enthousiaste et avais beaucoup d’appétit. La viande de poule bien cuite, assortie de quelques brins de feuille de citronnier et trempée dans du nuớc mắm de première qualité, était très bonne. Mais mon oncle ne semblait pas apprécier cette volaille. Il préférait les jeunes pousses d’hamamélis cuites et trempées dans de la sauce de soja. Il dit:

 

   --- Je n’ai jamais eu l’occasion de me régaler de jeunes pousses de légumes si croquantes, si tendres et si succulentes!

 

   Ma mère fut heureuse elle dit en riant:

 

   --- Cher cousin, c’était de la maison.

 

   Je souris en regardant ma mère pour sous-entendre: « Tu vois! C’est aussi, en partie, le résultat de mon travail ! ». Tous les soirs je m’occupais de l’arrosage de notre jardin potager, sur un lopin de terre, derrière notre maison, ainsi toutes sortes de légumes avaient pu améliorer les plats familiaux.

   Dans la soirée, mon oncle demanda à aller se coucher rapidement car il devait reprendre la route très tôt le lendemain matin. Mon père et lui se partagèrent le lit, « à la française », tout près de la fenêtre. Mon oncle était contre le mur. Quant à moi je cherchai à me blottir dans les bras de ma mère, sur le lit à bordure qui se trouvait à l’extrémité de la chambre. Pendant la nuit j’entendis mon oncle se retourner très souvent. Je le savais parce que les lattes sont en bambou et elles faisaient du bruit à chaque mouvement de son corps. J’imaginai qu’il était stressé par ses affaires. Plusieurs fois il sortit sous la véranda pour compter ses pas en soupirant. J’ai eu de la peine pour lui mais je plongeai au fur et à mesure dans un sommeil profond.

   Le lendemain matin ma mère se réveilla de très bonne heure pour préparer le thé, elle le trouva déjà sous la véranda, l’air très fatigué et triste. Par respect ma mère n’osa pas lui poser des questions. Quand tout le monde fut devant sa tasse de thé parfumé, mon père lentement alluma du feu pour fumer du tabac avec sa pipe à eau. Puis, en regardant des tourbillons de fumée blanche, opaque, monter au plafond il dit:

 

   --- Hum! Les lattes en jonc sont encore vertes. Elles sèchent depuis quelques jours mais elles sont encore un peu malodorantes.

 

Subitement mon oncle cria à tue-tête:

 

   --- Hélas! Oh! Mon Dieu! Quel malheur! Il fallait me dire! Toute la nuit j’ai cru que tu avais mal au ventre!!…

 

   Tous les deux se tordirent de rire provoquant des soubresauts chez ma mère qui renversa du thé sur le plancher. Elle aussi a ri aux larmes… Mon oncle était déjà dans l’autocar, je lui ai dit au revoir en le suivant des yeux et je m’efforçai de ne pas laisser éclater encore mes rires en pensant à cet incident.

   La bourgade de Lạc Quần malgré sa petite surface avait tout ce qu’il lui fallait grâce au marché près du bac et près de la station des autocars. Le ravitaillement était toujours au rendez-vous. De tous les côtés, l’arrivage des légumes et des fruits, des plantes aromatiques, de la viande fraîche, des poissons et des crevettes qui sautillaient, des fruits de mer, était assuré par des pêcheurs, des agriculteurs et des éleveurs des alentours. Le marché était ouvert tous les jours, y compris les dimanches et les jours de fête et, sous l’ombrage d’un faux kapokier séculaire, dont la cime pointait très haut dans le ciel. Quand ses fleurs éclosaient, dans les rayons solaires, d’un rouge écarlate, on savait que c’était le début de l’été. Si on regardait cette bourgade de la rive droite, malgré sa pauvreté on découvrait la beauté, le calme d’une agglomération charmante au bord de l’eau. En regardant ces fleurs j’avais une envie terrible de randonnées en pensant aux grandes vacances d’été.

   Au fond de la rue et du côté intérieur de la digue, il y avait un cimetière, un terrain vaste d’une dizaine d’hectares où étaient éparpillées des tombes, des grosses et des petites, des anciennes et des récentes. Il y en avait quelques unes construites en pierres volcaniques depuis des siècles. Il restait encore de grandes parcelles de terre vierge, couvertes de mousses et d’herbes sauvages. C’était là notre terrain de jeux, de course, de football… et le pâturage des buffles. Chaque matin, de très bonne heure, des gardiens, dans le village, amenaient leurs bêtes en passant devant notre maison pour aller au cimetière. Ces buffles, d’une couleur noirâtre, avaient le ventre gros comme un tambour, leurs cornes longues et pointues faisaient un grand arc de cercle. Ils avançaient lentement d’un air menaçant. De temps en temps deux mâles se disputaient une femelle. Ils se battaient jusqu’au sang cornes contre cornes, les yeux rougis, les museaux dégoulinants de salive. Dans ces cas là, les gardiens devaient jeter des brassées de paille sur leur tête, donner des coups de bâton sur leur corps en tirant très fort sur leur queue pour les dégager.

   Parmi les gardiens, il y en avait un qui s’appelait Xếu (la cigogne), d’après sa silhouette si fine on l’appelait Xếu Vuờn (cigogne de jardin). Ils avaient l’habitude de piquer leur bâton dans la terre pour y fixer le cordage de leurs bêtes. Ainsi elles étaient obligées de paître sur place les assurant d’une liberté totale dans leurs jeux. Ayant les mains libres, ils coupaient l’herbe pour en remplir leur paire de hottes afin de faire des provisions. Xếu se s’éloignait  du groupe pour aller jusqu’à la clôture de bambou du village, ses hottes en balancier sur ses épaules. Sous prétexte que l’herbe était plus fraîche là-bas il en profitait pour couper en douce quelques grosses jeunes pousses de bambou qu’il enfouissait sous l’herbe aux fonds des hottes. Au retour, en passant devant les riverains dans la rue, il pouvait gagner quelques pièces de monnaie en les vendant. Ma mère était une fidèle cliente. Sa spécialité de pieds de porc et de viande de  canard  mijotés avec de jeunes pousses de bambou dans une grande marmite était vraiment délicieuse. En écrivant ceci j’en ai encore l’eau à la bouche.

   A l’époque de la colonisation il y avait en Indochine l’exploitation de deux denrées principales monopolisées par les français, c’était l’alcool et l’opium. La bourgade de Lạc Quần jouait un rôle important dans ce domaine. Juxtaposée au flanc gauche de la maison de mon père il y avait la Fontaine d’Alcool. Sa façade, ses portes et fenêtres, ses murs et même ses meubles et ses tonneaux étaient peints en jaune. Deux jeunes filles, la grande s’appelait Thuợc, la petite Kỷ étaient responsables de la gérance. Elles avaient environ vingt-cinq ans. Elles étaient charmantes et aimables et attiraient beaucoup de clients. Il y en avait quelques uns qui y passaient la nuit pour reprendre la route le lendemain. De l’autre côté de la rue, et à peu près en face de la Fontaine, il y avait la succursale de la Régie d’Opium dont la pancarte, accrochée devant la porte d’entrée, affichait deux grosses lettres: RO. Le gérant était monsieur Khoát qui occupait aussi la fonction de secrétaire de la Poste.

   C’était deux services pour satisfaire un certain nombre de dépendants. Pour le premier, les gens d’ici l’appelaient « alcool fontaine » pour le distinguer du vin de riz fabriqué en cachette  par des paysans afin de contourner les services d’impôts. Celui qui fabriquait du vin de riz devait avoir un comportement charmant avec ses voisins pour ne pas être dénoncé car, très souvent, des agents de la Douane, avec l’aide des mouchards, venaient inspecter et faire un tour dans la région. Pour le trafic souterrain d’opium il y avait aussi des aventuriers qui risquaient la prison en choisissant une vie aisée.

   Pour vendre de « l’alcool fontaine » ces jeunes filles n’avaient qu’à mettre le goulot de la bouteille sous le robinet du tonneau. Mais pour vendre de l’opium c’était une  autre affaire. C’était un travail très minutieux, précis et délicat qui demandait au vendeur une certaine dextérité. L’opium est un produit obtenu du latex des capsules avant maturité du pavot blanc. Après plusieurs stades de fabrication on obtient une crème, brunâtre et épaisse comme du goudron, conservée hermétiquement dans des petites boîtes en zinc doré. Il y en avait de plusieurs dimensions. Certaines personnes aisées en avaient quelque provision, mais « les oreilles écrasées » (ainsi appelés, parce que les fumeurs d’opium ont les oreilles aplaties à cause de la position allongée pendant de longues heures), le plus souvent, étaient des miséreux qui ne pouvaient  en acheter qu’au jour le jour. Pour s’en procurer ils devaient apporter avec eux une coquille pour contenir ces gouttes précieuses.

   Le vieux secrétaire Khoát était toujours bien prudent derrière son guichet renforcé par un grillage. Les « oreilles écrasées » devaient le payer d’avance à chaque fois. Quand le compte était bon il sortait une boîte. Avec un petit clou bien pointu il perçait deux petits trous diagonalement opposés sur le couvercle près du bord. Il tenait la boîte et l’inclinait sur les petits doseurs en cuivre dont les volumes sont calculés en dégradant: 1cc, 3/4cc, 1/2cc, 1/4cc. L’opium coulait comme une ficelle dans les doseurs sans déborder. Ce geste demandait de la dextérité et de la patience. Si la main tremblait, l’opium allait couler en dehors du doseur et ce serait très difficile de le récupérer. Pour les « oreilles écrasées » une goutte d’opium était plus précieuse que tout. Quand la mesure était terminée monsieur Khoát versait cette quantité dans la coquille. Ensuite il prenait une tige en corne pour racler le reste au fond des doseurs et l’essuyait sur le rebord de la coquille. Le travail était terminé. L’acheteur devait reprendre la coquille avec beaucoup de prudence. Si par malheur elle tombait et se mélangeait avec de la terre ou du sable, c’était une vraie catastrophe! Cette crème était irrécupérable. Et le malheureux serait retombé dans son état de manque.

   Un jour mon père amena toute la famille au village natal à l’occasion du centième jour de l’enterrement de son père. Notre maison inhabitée risquait beaucoup d’être cambriolée. Il fallait avoir quelqu’un pour s’en occuper. Mon père pensa à monsieur Khoát un célibataire endurci. Il lui proposa de dormir sur son lit et lui dit que l’affaire serait terminée dans deux jours. Il avait accepté. Toute la famille prit l’autocar. Mon père n’oublia pas d’apporter une petite boîte d’opium pour offrir à bác Cả Huynh, son frère aîné. Il n’était pas dépendant de l’opium, mais il aimait y goûter, parfois, dans des occasions solennelles comme celle-ci.

   L’autocar roulait depuis un bon moment. Des passagers étaient nombreux. J’avais choisi à me mettre tout près de la fenêtre pour regarder dehors. Quelques chaumières disparaissaient derrière des rangées de bambous, de buissons de bananiers et de cactus le long de la route. Arrivé au barrage Trà Thuợng l’autocar s’arrêta pour faire monter quelques auto-stoppeurs, quelques marchandises. Le véhicule était tellement encombré que le contrôleur devait s’asseoir sur le toit entre les cages de volailles. A partir d’ici il roula sans arrêt en traversant les bourgades Kiên Lao, Yết Câu, Xuân Bảng, Bùi Chu…

   De la route cantonale on voyait à perte de vue des plaines, des rizières où des jeunes pousses de paddy piquées en rangs parallèles semblaient se précipiter en se déplaçant en sens inverse. Les rizières étaient pleines d’une eau  tranquille et scintillante comme des miroirs géants, reflétant des lambeaux de nuages qui semblaient nous poursuivre. Parfois, une cigogne blanche se plantait immobile dans une rizière pour guetter sa proie. A l’horizon, voilée dans une couche de nuage, on apercevait la silhouette grise de deux tours de la cathédrale Phú Nhai qui surmontaient les clôtures de bambou de la région. La pente de Bùi Chu était considérée comme le repère à mi-chemin. Arrivé à ce niveau et vu de la route cantonale on voyait un sentier bien droit, comme un fil tendu, qui allait jusqu’au bassin d’eau devant le parvis de l’église. Des anges, en marbre blanc, apparaissaient en contraste avec la couleur grise d’une montagne miniature, au milieu du plan d’eau. Pendant les années de guerre entre les troupes françaises et les Việt Minh (1946-1947) la route cantonale fut transformée en tranchées zigzagantes afin de faire obstacle à l’offensive des tanks. Pour aller à Xuân Truờng ou Hành Thiện j’ai dû aller à pieds. A mi-chemin je descendis la pente Bùi Chu pour avoir un trajet plus court et j’en ai profité pour m’asseoir au bord de ce bassin pour me reposer et contempler ces belles architectures. L’autocar finalement est arrivé au faux kapokier séculaire bifurqué. A travers des clôtures de bambou on apercevait les deux tours de l’église Lục Thủy. Il traversa le pont qui passait au dessus de la rivière Bùi et s’arrêta au terminus Ngọc Cục.

   Cet après midi jaccompagnai mes parents le long de la rue sur la rive droite de la rivière  pour rejoindre notre hameau. La chaussée était accidentée par des nids de poule et des flaques d’eau en temps de pluie. La rue était animée par des boutiques, des bazars et des restaurants. Sur la rive gauche par contre, notre village natal, comme une île encerclée d’une grande allée pavée, se montrait calme, fermé et modeste. Il avait la forme d’un poisson dans l’eau  coupé en tranches dont chacune était un hameau traversé par une plus petite allée qui  communiquait avec la grande, de chaque côtés. A l’entrée, comme à la sortie de chaque hameau, il y avait un quai, en blocs de pierres massifs, en marches descendantes, pour recevoir des petits sampans de paddy ou de marchandises. Cinq ponts en briques rouges enjambaient la rivière pour  relier  notre  village  au village d’en face. Le quai à l’entrée de notre hameau me rappela un souvenir.

   Un jour, Nham mon cousin et moi nous sommes allés louer une bicyclette pour apprendre à pédaler. On venait de rentrer en cachette de la zone contrôlée par les Việt Minh, on s’amusait. La bicyclette était ancienne, sans frein ni feu, et la selle était abîmée et perforée. Sa chaîne était rouillée et crissait à chaque coup de pédales. Mais on s’en moquait complètement, on était heureux! Au début on a appris à pédaler sur un terrain sauvage plat et large autour d’un grand badamier. On tombait, on se renversait, on fonçait dans de grosses racines en riant. Quand on a bien possédé la technique, alors l’un pédalait tandis que l’autre courait derrière. Ainsi à tour de rôle, nous sommes arrivés jusqu’au quai, à l’entrée de notre hameau. Il fallait traverser le pont en pente montante. J’ai cru que j’étais déjà un bon cycliste  mais en descendant, à l’autre bout du pont, je suis allé carrément sur le quai où il y avait une dame en train de faire la vaisselle. Le vélo a foncé sur elle, faisant éclater une marmite en terre cuite, elle a reçu un coup sur le flanc et moi j’ai plongé dans l’eau! J’ai barboté dans la boue en m’efforçant de soulever le vélo, je tremblais de honte et de colère en voyant mon cousin se tordre de rire. Je ne me souviens pas si j’ai demandé pardon à cette dame, mais seulement de ses grimaces et de ses regards de compréhension et de compassion.

   La maison de mon grand-père était tout au bout du hameau. Pour y aller on devait passer sous un grand portique. On continuait sur une allée étroite et en serpentante, le sol était constitué de blocs de pierres massifs rectangulaires. Après de longues années, leurs surfaces étaient devenues lisses et brillantes. Des buissons des deux côtés, émanait une humidité rafraîchissante. Après être passé devant les maisons de nos proches, on arrivait devant le portique d’entrée, en face d’un étang. Devant ce portique, un saule pleureur séculaire se penchait de tout son poids en effleurant le plan d’eau, ses branches gracieuses étaient trempées. Au sommet du portique se trouvaient deux grandes lettres en caractères chinois, abîmées par le temps et la mousse. Mon père me dit que ça signifiait La Chaumière, le symbole d’un mandarin retraité, dans une vie saine et sobre, loin des turbulences et des conflits.

   Nous venions de passer sous le portique et déjà nous entendîmes des rires et des bavardages à l‘intérieur. Mes tantes et mes cousines étaient en train de préparer des offrandes. Un parfum intime de campagne m’enveloppa. Sur un coin de la cour pavée, un vieil homme à longue barbe, aux cheveux en chignon, aux sourcils épais en accent aigu était très occupé avec un long couteau et une planche à côté d’un panier plein de viande, de viscères et d’une tête de porc. Nous voyant venir il nous salua d’une voix fracassante. Mon père tenait ma main et s’approcha de lui, il me dit :

 

   --- Voici monsieur Cấu. A chaque occasion comme celle-ci on aura besoin de lui pour des spécialités. C’est un bon chef. Dis lui bonjour!

 

   J’étais hésitant en voyant  son comportement austère. Ses yeux semblaient lui sortir des orbites. Tout d’un coup il introduisit sa main dans mon pantalon pour palper mon zizi tandis qu’il agitait dans l’autre son long couteau en haussant le ton:

 

   --- Oh! Ces testicules sont encore trop petits! On doit attendre l’année prochaine pour qu’ils soient un bon amuse-gueule. Provisoirement tu es libre!

 

   J’étais sidéré, vert comme une feuille en regardant mon père. Il éclata de rire en m’amenant à l’intérieur. Le vieil homme me suivit des yeux en rigolant. Mais moi je ne rigolais pas. Depuis, le voyant de loin je cherchais à me cacher.

   La maison de mon grand-père était de classe moyenne. Un bâtiment en briques, recouvert de tuiles, tournant le dos vers l’étang, était  divisé  en  trois  compartiments. Devant la façade il y avait une grande cour. De la véranda on descendait dans la cour par cinq marches où deux longaniers étaient plantés sur les côtés. A droite et en face il y avait deux bâtiments en bois, recouverts de paille. Le reste du terrain à gauche et en arrière était le jardin potager et fruitier. Au milieu du jardin, à l’ombre des goyaviers, des grenadiers et des rhododendrons, il y avait une colline où l’on voyait des personnages centenaires, féeriques, aux cheveux blancs, en train de jouer aux échecs. Sur un pont se tenait un vieux pêcheur en train de jeter sa ligne. Dans l’eau, un banc de poissons rouges en train de nager, leurs queues flottant comme des drapeaux. J’étais saisi par ce paysage  miniature qui me faisait penser à des légendes et des estampes chinoises.

   Au-delà du jardin il y avait un autre étang où étaient élevés beaucoup de poissons. Un grand figuier séculaire se penchait sur l’eau. Depuis que je vis en France cette image plusieurs fois réapparaît dans mon esprit avec nostalgie.

   Ce jour là était le centième de l’enterrement de mon grand-père. Devant l’autel et dans la lueur des bougies et le parfum des baguettes d’encens ma tante Anh était assise à côté de sa boîte de noix d’arec et sa tasse de thé. Elle chiquait…chiquait… De temps en temps elle crachait dans un crachoir en cuivre une bouchée de salive rougie par le bétel. Très enthousiaste elle parlait de mon grand-père:

   En tant que mandarin retraité il menait une vie saine et sobre. Dans ses moments de loisirs il se mettait torse nu, les jambes croisées. Il grignotait soit quelques cacahuètes, soit une goyave cueillie dans le jardin. Quelques fois il tapait sur ses genoux en chantant ou en faisant un poème. Une fois il avait fait inviter à la maison quelques ả đào (chanteuses traditionnelles) à l’occasion de la fête des anciens. Ces jeunes filles ont dû apprendre par cœur un poème fait par lui. Il joua le chef d’orchestre en tapant sur un petit bongo pour tenir le rythme. Les paroles chantées se mêlaient aux sons du đàn đáy (guitare traditionnelle), aux rythmes des castagnettes. Le poète et les chanteuses se sentaient pousser des ailes. Pendant tout ce temps, ma grand-mère se mit à côté pour écouter en buvant du thé. La scène continua ainsi jusqu’à mi-nuit.

   Les deux jours de cérémonie terminés, mon père rentra à la maison et remercia le vieux Khoát. D’un air triste et contrarié il protesta parce qu’il n’avait pas pu dormir chez nous car notre maison était hantée. Il dit que vers minuit le lit de mon père n’arrêtait pas de le secouer. Mon père lui proposa de venir dormir cette nuit avec lui pour tester la situation. Cette fois le vieux Khoát dormit profondément en ronflant. Le lendemain il dit à mon père que peut-être ‘il’ avait eu peur de la présence du propriétaire. La nuit suivante mon père fit le guet. Il fit semblant de dormir. Vers minuit le lit commença à trembler légèrement. Il se demanda pourquoi? Mais il n’osa pas bouger d’un iota, il attendit. Au bout d’un certain moment le lit le secoua, cette fois très fort. Exténué, il redescendit pour regarder sous le lit avec une torche à pile… Oh! Mon Dieu! Le lit était trop bas, il vit le chien, assis, en train de se gratter à cause des piqûres de moustiques!